PRIMATOLOGIE

 

 

Un texte rédigé en décembre 2005 :

Primatologie de la violence, de la non-violence et du pouvoir. Edité en brochure par l’association Mille Bâbords.

En complément : Des instincts construits et des nœuds dans l’élastique : réflexion sur la nature humaineet présentation de la notion de biologisme historique : extraits d’un mail envoyé à Alain Bihr en avril 2009 , texte classé dans le répertoire Féminisme .

En projet : un texte sur l’approche primatologique des rapports de pouvoir entre les sexes (simplement évoquée dans le texte ci-dessus), à partir du livre de Sarah Blaffer-Hrdy, Les Instincts maternels. Quelques éléments dans un échange de mails avec Béatrice Borghino : Primatologie et psychanalyse.

 

Pourquoi la primatologie ?

 

Beaucoup de problèmes de psychologie et de sociologie, et beaucoup de problèmes pratiques d’ordre éthico-politique, seraient plus clairs et mieux balisés si, avant de se lancer dans l’analyse des significations spécifiquement humaines des actions, on commençait par comparer ces actions avec leurs homologues dans les comportements des espèces proches de l’homme.

Exemples :

Avant de spéculer sur les significations humaines de la prohibition de l’inceste et sur son rôle dans la constitution de l’ordre symbolique, il n’est pas inutile d’observer comment fonctionne l’inhibition de l’inceste dans les instincts de nombreuses espèces animales.

Avant de s’interroger sur les ressorts psychiques de la vendetta humaine il n’est pas inutile d’observer un comportement homologue chez les chimpanzés (le chimpanzé victime d’une agression agressera le lendemain un frère ou un ami de son agresseur).

Avant de réfléchir à des pratiques non-violentes il n’est pas inutile d’observer les rituels d’agression et de réconciliation (souvent hiérarchiques, parfois égalitaires) chez  les loups, les chimpanzés et les bonobos.

Avant de penser une politique féministe, il n’est pas inutile d’observer que chez les chimpanzés et les bonobos, si les rapports entre les sexes sont largement prédéterminés par des instincts, lesdits instincts offrent, à l’intérieur de la même espèce, une palette de comportements assez diversifiés, qui s’actualisent différemment selon l’histoire des individus et selon les rapports de force économiques (accès aux subsistances) et politiques (manipulation des rapports de domination).

 

La conflictualité humaine, ce que Kant appelle « l’insociable sociabilité » (voir la note à la fin de ce texte), a des homologues chez les primates (et chez d’autres mammifères et oiseaux sociaux), comme résultat de la combinaison d’instincts d’attachement d’une part, d’agressivité intraspécifique d’autre part. Et le développement de ces instincts qui ont des effets antagonistes s’explique très bien si on concrétise la théorie darwinienne de la sélection naturelle : pour avoir plus de chances de transmette ses gènes il faut non seulement être capable de se procurer de la nourriture et de ne pas se faire tuer par les prédateurs, mais aussi aider ses enfants et ses frères et sœurs, se faire aider par ses congénères … et d’un autre côté être suffisamment méchant pour éliminer les concurrents. Or les proches qui peuvent coopérer avec moi sont souvent les mêmes qui peuvent être mes concurrents (comme dans le jeu télévisé « le maillon faible » !). D’où des combinaisons conflictuelles d’attachement et d’agressivité. Par exemple, dans une (ou plusieurs ?) espèce de singes, quand un mâle dominant a conquis un harem en évinçant celui qui en était précédemment le maître, il tue les bébés des guenons (on peut comprendre d’un point de vue darwinien l’intérêt de ce comportement), mais cela ne l’empêchera pas d’avoir une attitude gentille et protectrice à l’égard de ces mêmes guenons (ce qui d’un point de vue darwinien est également utile au mâle pour maintenir des liens sexuels et économiques avec elles, donc transmettre ses gènes). Ainsi, si la bonne volonté morale, la sociabilité, et l’aptitude au bonheur avec autrui sont effectivement inscrites dans les possibilités psychiques de l’espèce humaine, il n’y a aucune probabilité que ces bonnes dispositions soient spontanément plus fortes que celles qui produisent la cruauté, la fourberie, la domination et son acceptation. Le malheur n’est pas fatal, mais biologiquement probable.

 

Les combinaisons conflictuelles des instincts humains sont régulées, comme chez les autres mammifères, d’abord par des émotions et des schémas instinctuels de comportement, bien avant d’être reprises et modifiées par des raisonnements ou par des fantasmes spécifiquement humains.

 

D’une façon générale, les comparaisons primatologiques montrent que pour comprendre les comportements humains il faut partir de leurs soubassements instinctuels, tout en sachant que déjà chez les animaux et à plus forte raison chez les hommes, les instincts sont plastiques dans une large mesure, donc modifiables par la culture et selon les possibilités offertes par les rapports économiques, écologiques et politiques ; il faut savoir aussi que les modifications des comportements obéissent à des modèles d’interaction qui ne proviennent pas seulement de la combinaison des stratégies des individus dans ce qu’elles ont de spécifiquement humain (leur guidage par le raisonnement ou/et par des fantasmes sophistiqués), mais qui eux aussi (les modèles d’interaction) expriment souvent des schémas de comportement instinctuels, non réfléchis mais sélectionnés par l’évolution.

Exemples :

Chez les chimpanzés les guenons rivalisent pour materner les bébés, les mâles ne s’en occupent pas, mais un mâle se met à materner un bébé si aucune femelle n’est présente pour le faire. (Ces observations confirment, et assoient sur une théorie darwinienne, le type de rapports entre les instincts et la culture que j’avais entrevu dans mon article sur l’enfantement et l’allaitement.)

Chez les chimpanzés existent des modèles d’interaction tels que les intrigues à plusieurs pour conquérir des positions dominantes, la violence en bande masculine, la guerre de conquête entre communautés territoriales, etc.

La combinaison de la monogamie et de l’adultère, avec les drames de la jalousie, existe chez plusieurs espèces d’oiseaux : les humains et autres mammifères ne sont pas les seuls à devoir gérer des intérêts instinctuels contradictoires. Et si les oiseaux (et les chimpanzés) disposent pour cela de schémas de socialisation instinctuels, ne pourrait-on pas penser que des schémas de ce genre existent aussi chez les humains (même s’ils offrent des possibilités de variation beaucoup plus larges, et plus ouvertes aux inventions de la culture) ?

Il serait donc utile de mieux connaître les possibilités instinctuelles humaines et les modèles instinctuels les plus probables et les plus aisés, afin de mieux connaître les avantages et les risques des différents choix éthico-politiques.

 

Je ne dis pas cela pour limiter les choix éthico-politiques. Certes les choix humains à tous les niveaux doivent se fonder sur une estimation de l’avenir du monde, et non sur un simple aménagement de l’héritage comportemental que nous a laissé l’évolution. Nous ne sommes pas seulement des membres d’une espèce biologique, nous sommes aussi des citoyens de l’univers, et aussi des artistes créateurs de nos modes de vie. Mais quels que soient nos choix éthico-politiques, nous devons les faire en connaissance de cause, dans un esprit d’écologie des comportements, c’est-à-dire en étant attentifs à leurs soubassements et effets instinctuels. Pour cela les comparaisons primatologiques apportent un éclairage indispensable.

 

Bibliographie :

Principalement les ouvrages de Frans de Waal sur les primates, et ceux de Boris Cyrulnik sur l’éthologie animale et ses rapprochements avec la psychiatrie.

 

 

Note sur l’anthropologie philosophique et l’éthologie animale.

Kant explique « l’insociable sociabilité » humaine par la coexistence en l’homme de deux tendances : d’un côté sa volonté, en tant qu’être rationnel, de suivre des lois universelles, de l’autre son égoïsme en tant qu’individu particulier en proie à sa sensibilité animale. Cette même insociable sociabilité, Hegel l’explique par la lutte pour la reconnaissance : chaque conscience individuelle a le désir d’être reconnue par autrui comme puissance capable de s’autodéfinir. Sartre dit un peu la même chose, en incluant le désir de se laisser définir par un autrui dominant. Marx explique l’insociable sociabilité par les rapports de production, qui mettent en œuvre à la fois la coopération et l’exploitation. Castoriadis l’explique par le déréalisme idiosyncrasique du psychisme individuel : l’enfermement de l’affectivité de chacun dans ses fantasmes narcissiques. Etc., etc. Si chacune de ces théories contient une part de vérité, il serait illusoire de chercher en elles une explication du noyau instinctuel-émotionnel de la conflictualité humaine. En revanche, les processus d’interaction mis en évidence par les philosophes, les sociologues et les psychologues, s’éclairent plus facilement si on les comprend comme le réaménagement humain, ou parfois tout simplement l’expression, de schémas instinctuels explicables dans le cadre de la théorie darwinienne de l’évolution. Par exemple les rapports d’affrontement et de domination dans ce qu’ils ont de commun chez les loups, les chimpanzés et les humains, comportent déjà une grande partie des relations décrites par Hegel dans son célèbre exposé de l’affrontement des consciences du maître et de l’esclave. L’affrontement des regards est un schème instinctuel de comportement avant d’être la conséquence d’une liberté sartrienne confrontée à celle d’autrui. La honte est une émotion instinctive socialement provoquée même si on peut l’interpréter avec Sartre comme la conséquence de la chosification du sujet par le regard d’autrui.

 

 

Post-scriptum : il y a un fait qui va contre la thèse darwinienne que je défends dans ce texte : c'est l'existence d'une mono-homosexualité, notamment masculine : si la préférence sexuelle exclusive d'un homme pour les hommes est une possibilité instinctuelle, comment se fait-il qu'elle se soit transmise, puisque par définition celui qui actualise cette possibilité instinctuelle n'aura pas d'enfants ? [Si c'est une femme il suffit qu'elle se laisse faire de temps en temps, et les partenaires masculins pour cela ne manquent pas]... mais peut-être que cela le prédispose aussi à aider à l'éducation des fils de ses soeurs, lesquels sont porteurs d'une grande partie de ses gènes. Autre explication : les possibilités instinctuelles de base des humains seraient bisexuelles (comme ce que l'on observe chez les bonobos), la sexualité servant non seulement à procréer et à éprouver du plaisir, mais aussi à créer des liens avec autrui. Ce sont les rapports sociaux de sexe, variables dans l'histoire, qui assigneraient des fonctions et des valeurs sociales différentes aux différentes formes de rapports sexuels … avec un refoulement important de l'homosexualité dans le cadre de beaucoup de systèmes sociaux patriarcaux (les sociétés héritières du monothéisme biblique sont très hétéronormées ; la société grecque de l'antiquité valorisait une homosexualité masculine misogyne). A cela s'ajouterait la tendance des humains à se donner une identité sociale, tendance qui provient de l'importance extrême de l'identification au groupe social, lequel est repérable par des marqueurs ethniques, et de l'importance des fantasmes et de l'image de soi dans la construction des habitus. Le même désir d'identité serait à l'oeuvre dans l'adoption d'une identité ethnique et d'une identité de genre. C'est tout cela qui expliquerait que la majorité des gens sont mono-hétérosexuels. Cela dit, comme l'a montré la psychanalyse, l'identité mono-hétérosexuelle se construit par identification à l'image fantasmée du parent du même sexe au cours de l'histoire infantile personnelle de chacun(e), or dans les aléas de l'histoire personnelle de chacun(e) il y a aussi des motifs d'identification au parent de l'autre sexe, et les personnes chez qui cette identification est très forte ne peuvent pas se plier à l'hétérosexualité dominante et deviennent mono-homosexuelles. (Il y a peut-être aussi des prédispositions génétiques, mais je n'ai pas entendu dire qu'on en ait mis en évidence – mis à part chez les intersexes, dont bien sûr l'identité tend à être moins simple.) Le fait qu'il y ait assez peu de gens entièrement bisexuels (non seulement dans leurs pratiques sexuelles mais dans leurs préférences amoureuses) pourrait s'expliquer par la rigidité de la construction identitaire chez les humains : si tu n'es pas mono-hétérosexuel il faut que tu sois mono-non-hétérosexuel ! La difficulté qu'il y a à se sentir à la fois hétéro et homo serait comparable à la difficulté de se sentir à la fois français et allemand. De même, il y a des hommes qui se sentent une « identité profonde » de femme, et inversement, les transsexuels, mais je n'ai encore pas entendu parler de gens qui se sentiraient indifféremment homme et femme (cela dit cette bi-identité est peut-être refoulée …).