LA LANGUE GESTUELLE DES SOURDS.

Brouillon, projet, 2001.

J'ai le projet, pour l'instant sans échéances, d'étudier la langue gestuelle des sourds. Cela me semble nécessaire pour une approche non logocentrique du langage humain.

On trouve dans cette langue les mêmes caractéristiques que dans les langues vocales. Par exemple, dans les langues vocales il y a la "double articulation" phonèmes-morphèmes et morphèmes-phrases. Dans la langue des sourds il y a bien évidemment l'articulation morphèmes-phrases, mais, comme en chinois cette articulation suit des règles de syntaxes simples, peu sophistiquées (contrairement à la plupart des langues), proches des règles de syntaxes pratiquées par les enfants qui commencent à aligner quelques mots. La simplicité de ces règles n'empêche d'ailleurs pas (pas plus qu'en chinois) d'exprimer des idées complexes et nuancées : il suffit de s'être mis d'accord, par l'usage, sur des combinaisons complexes et des métaphores définies. Il y a aussi l'équivalent de l'articulation phonèmes-morphèmes : ce qui joue le même rôle que les phonèmes en tant qu'unités élémentaires identifiables et combinables, ce sont les éléments gestuels : forme donnée aux doigts et à la main, position de la main sur le corps, orientation du mouvement. Un "mot" gestuel (par exemple le signe qui veut dire maison) est un ensemble d'éléments gestuels typiques et identifiables, entrant en combinaison dans d'autres mots, et dont la combinaison pour former chaque mot est également typique et identifiable. Les éléments gestuels jouent le même rôle que les éléments graphiques dans la composition et la reconnaissance des caractères dans l'écriture chinoise. (Dans l'écriture chinoise chaque caractère représente un morphème de la langue parlée. Et tous les caractères résultent de la combinaison de deux ou trois cent éléments graphiques typiques et reconnaissables: forme, taille et orientation du trait, sa position dans le carré occupé par l'idéogramme). De ce point de vue, comme je le disais, la langue gestuelle des sourds est "saussurienne": c'est un ensemble de règles de combinaison structurelles. On pourra objecter que les unités élémentaires de la langue gestuelle sont en fait décomposables en plusieurs éléments (par exemple la position des mains pour faire le mot "maison" peut se décomposer en "doigts tendus" + "orientation oblique"). Mais il en va de même pour les phonèmes de la langue parlée. Par exemple le phonème d se décompose en dentale + nasalisation, ce par quoi il se différencie du t (dentale sans nasalisation). Cela s'entend bien dans une contrepèterie comme gâteau - cadeau. En fait, et Saussure l'a dit dès le début, les phonèmes ne sont pas des sons physiquement élémentaires, ce sont des constructions historiques qui utilisent et regroupent des caractères phoniques. Le phonème est composite, mais il est institué par l'usage comme un élément indécomposable dans la combinatoire de la langue. Chez les enfants, les phonèmes ne sont pas tout de suite identifiés comme étant les mêmes dans des mots différents (par exemple un enfant prononcera avec plus de force et d'emphase le p de "pareil" ou de "pas pareil", et moins le p de "partir" ou de "rapporter"). Le caractère composite du phonème, et en même temps la tendance à son "élémentarisation", sont très clairement visibles dans l'évolution visible (de l'expressivité à la codification) des mots de la langue des sourds, comme du reste dans l'étymologie des caractères chinois. Cela dit, les morphèmes de la langue des sourds (comme les caractères chinois) gardent pour la plupart la marque de leur origine expressive ou picturale, comme les onomatopées (ou les quasi-onomatopées métaphoriques) des langues vocales. Mais il est clair qu'il n'y a pas d'onomatopée absolue. Les onomatopées (comme les gestes de la langue des sourds) obéissent au codage de la langue. On peut donc considérer que les structures complexes des langues proviennent de sophistications qui sont devenues historiquement des habitus, à partir non pas d'une expressivité non structurée (comme le croyait Rousseau), mais de règles structurelles relativement simples (soit spontanées, soit suggérées par la nature des choses).

La langue des sourds, du fait du faible nombre de ses locuteurs, a dû très souvent être réinventée, et n'a donc pas pu sédimenter ses inventions dans une tradition historique ; elle a dû, pour être comprise de tous les sourds, rester proche des réactions gestuelles spontanées. Elle est donc moins marquée par "l'arbitraire" (ou mieux : la démotivation) du signifiant. Elle montre la rémanence de l'expressivité dans la langue. Néanmoins elle montre, comme les autres langues, quoique à l'état naissant, la tendance à la prédominance de la structure sur l'expressivité.